Il faut tout de même vous prévenir. Quand on est une fille, que l’on ne connaît pas très bien John Irving, et que l’on se plonge dans Dernière nuit à Twisted River, l'univers n'est pas très girly ! Car entre les draveurs (flotteurs de bois), les bûcherons, et la cantine de ces derniers, le premier chapitre ressemble plus à une ballade en forêt en pleine nuit style Projet Blairwitch, qu'à la sensation d’une course folle sous la pluie au bras de son amoureux ! Oui, John Irving est un mec, un dur, et il nous le prouve.
Sans vous révéler l’histoire, il est ici question d’un cuisinier boiteux, Dominic Bacialuppo, et de son fils de douze ans, Danny, vivant dans le nord des Etats-Unis, au pays des bûcherons (on l’aura compris). Leur protecteur est Ketchum, sorte de roc tout droit sorti de la forêt, ayant la bouteille pour maîtresse, mais un sens aigu de la loyauté en amitié. Un accident va les embarquer pour cinquante ans de dérive, rythmée par le souvenir de la torrentielle et malveillante Twisted River. Fuite, rencontres, amour, deuils, amitiés, comment mener sa vie quand le destin vous rattrape sans cesse ?
LE BAISER DU LOUP
Dernière nuit à Twisted River est bien plus qu’un roman d’hommes, d’ours, de chiens, et de vengeance. C’est un conte philosophique sur le destin, la transmission, la filiation, l’amitié, la peur, un formidable hommage aux "professionnels du bois" et au métier d’écrivain (Danny, l’alter ego de John Irving ?) et aussi un regard sans concession sur cinquante ans d’histoire américaine. C’est aussi une ode à la cuisine, car John Irving adore cuisiner. Beaucoup de détails sur les autobiographies de ses propres romans truffent le récit, tout comme des jeux de mots sur leurs titres. C’est le douzième roman de John Irving, peut être le dernier ? Qui sait ?
Le monde selon Garp, L'oeuvre de Dieu, la part du diable, ou encore L'épopée du buveur d'eau, ou l'hôtel New hampshire sont des romans qui vous "embarquent", alors, en ouvrant celui-ci, j'avais envie d'être bousculée, aspirée au fin fond de l’Amérique, et de rire. Or, je ne sais pas si c’est l’âge, la nostalgie, ou la lassitude, mais j’ai peu ri, ai été bousculée, mais pas dans le bon sens. Par exemple, la mort de certains personnages est traitée de façon secondaire, alors qu’elle devrait être amenée de manière plus subtile. Ce qui donne l’impression d’être dépassé par l’aventure, et les effets narratifs. Dommage. Il nous a toujours surpris par le passé, ici un peu moins. Mais l’odyssée de ce petit cuistot, fin gourmet, dans cette Amérique inconnue est pleine de surprises, et sa vie épique vous hante, bien après avoir tourné la dernière page. La recherche du père est un thème décidément cher à Irving. De ce point de vue, le roman est très réussi.
La plume d’Irving est toujours vive, très documentée, voire sur-documentée, l’orchestration de l’histoire est parfaite jusqu’à la dernière ligne, Irving est toujours virtuose dans les chassés-croisés, les sauts dans le temps, et s’amuse avec son lecteur. Comme toujours il écrit la fin du roman en premier, et cela se voit ! Un roman presque parfait.
"Javais un boulot dans les bois du grand nord
pendant un temps j'ai bossé comme cuistot
mais ça ne me plaisait pas trop
et un jour, la hache est tombée"
Bob Dylan, Tangled Up in Blue
Dernière nuit à Twisted River, aux Editions Seuil, 22,80€
Lire aussi mon post sur John Irving à la Grande Librairie : "John Irving sur France 5, un miracle!"
Et si vous aimez le cinéma, comme moi, et John Irving, lisez donc ce livre méconnu, sous forme de récit, sur son rapport avec la caméra, les adaptations de ses films, un regard très personnel, un livre pour les passionnés, bourré d'anecdotes :
Mon cinéma, de John Irving, aux Editions Seuil, paru en 2003